Je m’éveillai. Ma peau, mouillée par la transpiration, sentait la terre et le sel. J’étais transie. Je sentais l’haleine âpre et chaude de la mort s’immiscer entre mes lèvres, je sentais son baiser fiévreux s’enrouler autour de ma langue engourdie. Son souffle s’introduisait dans ma gorge, dans mes poumons, il se mêlait au mien comme deux rubans rouges. Dans ma petite boîte, le silence était lourd et j’avais l’impression qu’il m’écrasait. Il me semblait être enfouie sous une multitude de corps inertes, comme recouverte de cadavres – alors je me souvins, et je me rendis compte que c’était moi qui, quelques instants auparavant, n’étais plus de ce monde. J’étais tout simplement partie en voyage dans un autre univers, et si ce n’était pas la mort, ce n’était pas la vie non plus. Mes mains étaient jointes sur mon ventre, les doigts liés, et je ne doutai pas un seul instant que c’était ma mère qui avait eu l’idée ridicule de m’affliger d’une telle position. Je me demandai ce qui allait m’arriver maintenant, ce que j’allais devenir puisque j’étais vivante – et cela ne faisait aucun doute : je le ressentais avec la même assurance que l’impression d’être éveillée le matin, d’être sortie du rêve ou du cauchemar, d’être dans la réalité, ou du moins dans ma réalité : si j’étais réellement morte, je ne serais pas même en capacité de penser… Je n’avais jamais été religieuse ; je ne croyais ni en l’Enfer, ni au Paradis, ou plutôt, j’estimais que ce serait l’Enfer pour ceux qui aimaient vivre, et le Paradis pour ceux qui n’avaient pas été heureux. Question de logique, après tout.
Ici, c’était d’un ennui pathétique. Je n’avais pourtant pas l’impression d’avoir eu une belle vie, une vie comme on les dessine en maternelle. Avec papa d’un côté, maman de l’autre, un ou deux arbres et un grand soleil jaune. Une petite maison en arrière-plan, pour les artistes précoces. Mon existence n’avait pas été si heureuse. Il était impossible que je me trouve en Enfer. Cela n’aurait pas été juste.
Je mis alors toutes ces questions ontologiques de côté et je pensai à moi, puisque tout mon monde me tournait autour, autour de ma perception des choses et des évènements – et cela était peut-être malheureux que d’atteindre un tel niveau d’égocentrisme, mais je m’y étais faite avec le temps, et quand bien même j’aurais voulu renoncer à ce défaut, comment aurais-je fait ? Comment aurais-je fait pour ne plus être moi, pour ne plus regarder comme mes yeux avaient appris à le faire ?
Je remarquai que j’avais peur, et je trouvai cela bien curieux, parce qu’au lieu de mettre alors en œuvre un moyen de me défaire de cette inquiétude, je restais allongée là, dans le noir et dans la sueur, à attendre que peut-être le temps passe, ou qu’il ne passe pas, et de toute façon, cela n’avait pas grande importance.
Alors je pensais à ma famille et à mes amis, à tous ces liens hypocrites que j’avais noués pendant ma vie, noués comme des cordes autour de leurs gorges et de la mienne. J’étais le clou du spectacle, la petite morte inutile, la larme menteuse effacée d’un revers de main sur une joue maquillée. Mais pas grand chose d’autre… J’étais celle qui avait grimacé pour sourire et pleuré pour crier, mais qui s’était tue, qui n’avait pas imaginé un jour que sa vie pourrait être autrement parce qu’elle savait qu’elle n’aurait, de toute façon, jamais le courage de changer. J’étais l’insipide, la gamine, la plainte. J’étais Gemma.
Puis… j’étais morte. Et à présent ? Que restait-il de ce masque trop lourd et trop pénible à supporter, quoi d’autre qu’un corps moins propre et qu’une conscience moins innocente ? Il germa alors dans mon esprit une petite graine verte d’espoir et d’ambition. Et je me mis à trembler d’excitation : j’allais vivre à nouveau ! Une deuxième chance s’offrait à moi, ou peut-être n’était-ce pas une chance, mais une chose était sûre : j’allais vivre comme personne n’avait jamais vécu, avec ironie, avec extravagance. Je pensais à tous les soleils que j’allais voir naître sur l’horizon, à tous les oiseaux que j’allais voir traverser le ciel. A tous les cafés trop amers, à tous les livres, à tous les paysages que j’allais découvrir. Je pensais au froid et à la chaleur, au beau et au laid, au rose et au bleu… Et comme vivre était agréable ! Comme rire était beau, comme souffrir était rare ! Jamais plus je ne m’endormirai, jamais plus je ne laisserai une goutte de cette vie s’écouler dans le trou d’un lavabo nommé néant.
Je me mis à tâter les parois de ma tombe avec frénésie, je sentais le bois froid et lisse sous mes paumes. Je bougeais les doigts timidement, j’avais oublié ce que c’était de se mouvoir à nouveau, de ressentir. Un délicieux frisson courut le long de mon échine, et je lâchai dans un sourire un faible de râle de douleur. Combien de temps étais-je restée allongée ici ? J’espérais ne pas avoir trop de séquelles corporelles, être encore jeune, car jamais je n’aurais supporté m’endormir un jour pour m’éveiller flétrie et ridée comme une vieille, après avoir passé une cinquantaine d’années à dormir et à mourir doucement dans un caveau.
Je tentai d’avaler ma salive mais ma gorge resta nouée, comme obstruée par une boule constituée de toutes les secondes qui m’avaient échappé, comme si le temps s’était matérialisé en de petits morceaux de peau, pour finalement venir m’empêcher d’avaler l’infecte écume de ma bouche, et me pourrir la vie qui continuait de s’étendre devant moi.
Je tentai de me retourner de façon à ne plus être sur le dos, cette position devenait insoutenable. Je pliai alors mon index et donnai de petits coups furieux sur la paroi de mon cercueil, ce qui provoqua un son creux, et j’en conclus que je n’étais pas enterrée. Je n’avais pas encore pensé à l’éventualité d’être enfouie sous des tonnes de fange et d’insectes, mais de savoir que ce n’était pas le cas me ravit au plus haut point et ne fit que me rassurer sur ma condition : je n’étais pas morte depuis longtemps. Une longue vie s’offrait à moi. La mienne. J’allais la récupérer. Le sentiment d’euphorie, chassé par la constatation de ma pauvre situation, naquit à nouveau au fond de mon estomac et il sembla écarter mes poumons pour me permettre de respirer avec plus d’aisance.
Je remuai mes petits bras ankylosés et soulevai le couvercle de mon coffre mortuaire. Un filet de lumière blanchâtre se glissa dans l’ouverture et je pris conscience que cela m’avait beaucoup manqué, que j’en avais besoin pour continuer de respirer, que jamais plus je ne pourrai m’en passer. J’étais avide, avide de blanc et de couleur. Le noir m’avait considérablement affaiblie et je peinai à enjamber mon sépulcre de bois. Mes genoux craquèrent, mes pieds frôlèrent timidement le sol avant de s’y poser fermement. Puis je sortis. Libre.
Je me trouvais dans une église inconnue. Elle était si grande et l’écho si puissant que j’entendais ma propre respiration se cogner contre les murs.
Je tendis l’oreille : des bruits de voix anonymes se répercutèrent dans ma tête. Je compris que je me trouvais à mes propres funérailles, et que dehors, c’était pour moi que l’on s’était déplacé – ou plutôt pour mon cadavre et pour ma pauvre famille certainement très attristée.
Il m’apparut en pensée le visage de ma mère, elle qui s’était perpétuellement montrée si frêle et aimante. Puis celui de mon père vint s’ajouter à mon arbre généalogique ; son menton et une partie de ses joues étaient couvertes d’une barbe rugueuse et épaisse, dans laquelle il avait toujours semblé cacher ses mots et ses larmes. Je n’avais pas d’autre famille. J’étais fille unique et pourtant très banale, fille gâtée et incapable de toute générosité, mais pourtant cajolée : puisque mes parents étaient incapables d’éprouver tout sentiment véritable l’un envers l’autre, ils déversaient leur réserve d’amour sur leur rejeton, une gamine blonde et pâle comme un soleil d’hiver.
Mais maintenant l’enfant était mort, il ne restait que l’adolescente insatiable d’autonomie, qui laissait derrière elle le doux souvenir de ses yeux ternes et de ses robes blanches.
Je baissai les yeux et me rendis compte que je portais d’ailleurs l’une d’entre elles, la plus longue pour me donner un air chaste, pour couvrir mes jambes amaigries.
Je songeai à ce qu’il se produirait si je marchais vers la grande porte en bois de l’église, que je l’ouvrais que je me retrouvais face à toutes ces personnages habillés de noir et de regrets, dévorés par la crainte que ce qui m’était arrivé leur arrivât à eux – parce qu’ils n’étaient pas moins égocentriques que moi, et qu’ils ne pensaient qu’à leur vie, qu’à leur mort, qu’à leurs gestes et qu’à leur reflet dans les pupilles du voisin.
Je les aurais rendus fous, ils m’auraient rendue folle. On m’aurait dévisagée, on m’aurait fait passer une multitude de tests, on aurait condamné le stupide médecin légiste comme lui m’avait condamnée. Pour cet homme et pour sa vie, je ne franchirai aucune porte, sauf celle derrière l’autel, qui certainement menait à une cour de pierre ou à une ruelle prometteuse.
Je pris soin de fermer soigneusement mon cercueil avant de laisser place au vide et aux invités. Ils prieraient, feraient un petit discours, et moi je m’en irai, comme c’était prévu de toutes les façons.
Une vie comme la mienne n’avait pas grande importance. Ils étaient là pour un au revoir. Alors je partis pour l’ailleurs.